Echange avec Camille Morvan
Camille Morvan est CEO et co-fondatrice de Goshaba mais aussi chercheuse en neurosciences et experte en sciences comportementales. Ses études en biochimie à l’université Denis Diderot Paris VII, en sciences informatiques et de l’information et en sciences cognitives à l’Université Pierre et Marie Curie Paris VI ainsi qu’au collège de France, la mènent à une carrière de chercheuse et d’enseignante à Harvard University, à Riken, au CNRS, à New York University et à Sciences Po Paris. En parallèle, elle travaille sur la manière d’appliquer ses recherches en devenant notamment chasseuse de tête puis en développant Goshaba.
Marie : Avant toute chose, peux-tu revenir sur ce qu’est Goshaba et quelle est votre vision du recrutement ?
Camille : Goshaba c’est une plateforme de recrutement par les sciences cognitives et les jeux vidéo. Mais c’est avant tout une problématique à laquelle on répond. Quand on évalue une personne en général, on regarde un CV ou un profil LinkedIn sauf que c’est biaisé. Il faut savoir se vendre et la plupart des gens ne savent pas le faire, ça perpétue les injustices sociales. Le processus de recrutement est non seulement injuste, mais aussi inefficace : un CDI sur deux s’interrompt en période d’essai. On remplace le processus actuel par une évaluation objective des talents et des potentiels y compris des soft skills.
M : Comment en es-tu arrivée là ? Comment tu es passé d’une carrière de chercheuse à entrepreneuse engagée ?
C : J’étais chercheuse en neuroscience et enseignante à Harvard sur la prise de décision et les biais cognitifs mais en parallèle j’étais aussi chasseuse de tête pour des entreprises comme le BCG ou encore Google. C’est à ce moment là que j’ai vraiment pris conscience que les gens étaient jugés sur la vitrine. Et pour faire simple, les personnes qui savent se vendre sont majoritairement des hommes et majoritairement aisés. J’ai voulu amener ces constats et mes compétences dans le monde réel. Ce qui m’intéresse, c’est d’avoir un impact social positif, de résoudre des injustices sociales. D’ailleurs en tant qu’entrepreneure, je parle moi-même assez fort, je prends de la place mais je suis “tolérée” parce que l’objet de mon entreprise est social et c’est plus accepté et plus commun pour une femme entrepreneure d’être autour de sujets engagés, autour du “care”. Si tu as une mission sociale positive, tu as le droit de te montrer parce que tu fais du bien au monde, mais sinon c’est plus compliqué. Je crois que les femmes portent toujours un double poids parce que tu es responsable et tu marches toujours un peu sur des œufs quand tu commences à être un peu connue. Ce qui m’a beaucoup aidé c’est qu’aux États-Unis, les femmes ne sont pas perçues du tout de la même manière, tu n’es pas taxée de carriériste. J’ai halluciné quand j’ai vu que ma manière de parler irritait certains hommes en France.
M : Avec un parcours comme le tien on pourrait se dire que les questions de légitimité ou de suradaptation à son environnement sont dépassées, pourtant c’est quelque chose que tu ressens encore ?
C : La question de légitimité est énorme pour les femmes. Quand on a commencé à bosser sur la communication pour Goshaba, j’ai eu la chance de tomber sur une consultante en communication qui a eu la finesse de voir l’endroit où je n’osais pas me mettre en avant. Révéler le potentiel, c’est hyper important pour moi mais c’est vrai que je ne le faisais pas suffisamment pour moi, et mon associé [Jamil] étant lui-même très à l’aise avec les questions de visibilité ça ne m’aidait pas forcément à prendre les devants non plus.
La diversité, c’est l’état naturel de l’humanité : si on manque de femmes, d’arabes, de noirs et de pauvres, c’est parce qu’on nous/leur met des bâtons dans les roues.
La visibilité que j’ai aujourd’hui me convient, mais j’ai envie d’utiliser ma voix pour dire ce que je pense vraiment et pour l’instant, je l’ai trop utilisée pour me mettre dans “la bonne catégorie”. Quand tu parles de diversité, tu peux dire des choses attendues : « on pourrait encourager » les pauvres, les femmes, les noirs et les arabes, c’est sous-jacent et moi j’aimerais bien pouvoir porter leurs voix. La diversité, c’est l’état naturel de l’humanité : si on manque de femmes, d’arabes, de noirs et de pauvres, c’est parce qu’on nous/leur met des bâtons dans les roues.
M : En tant qu’entrepreneure engagée ta communication a de facto un double objectif : vendre ta solution et convaincre sur le plan des idées et de l’impact social. Comment fais-tu pour concilier les deux et ajuster ces messages ?
C : C’est difficile parce qu’on vend à des grands groupes. J’aimerais être financièrement suffisamment solide pour pouvoir porter un message plus radical.
Je relativise aussi la question de l’impact : nous on intervient à l’entrée, on enlève des biais de lecture du CV mais il en reste là où tu fais un entretien de visu. Une fois que tu es dans l’entreprise, la politique d’entreprise va continuer à jouer, et malheureusement, c’est compliqué pour l’aspect subjectif de l’évaluation et du jugement. Pour qu’on ait une réelle égalité, je crois qu’il faudrait changer plus profondément de système, là on corrige à la marge. En revanche, si on considère que le système globalement fonctionne et qu’il faut corriger ses erreurs, alors avec Goshaba on a un impact énorme : on arrive à obtenir des entretiens à des personnes qui sinon n’en auraient pas.
Et ça contribue aussi à l’égalité des salaires et la féminisation de certaines professions. Par exemple, l’informatique, à la base, c’était une matière féminine et au fur et à mesure que c’est devenu bien payé et valorisé, c’est devenu masculin et les femmes ont été découragées d’y aller par l’environnement, la culture. Pour les métiers d’enseignant, de médecin et d’avocat c’est le processus inverse, il y a eu de plus en plus de femmes et donc c’est devenu moins bien payé. Mais avec Goshaba, on évalue les personnes de manière juste et ça permet de travailler aussi sur cet aspect là de l’égalité des chances et de la représentation.
M : C’est intéressant parce que je partage à 100% le constat : le mode de recrutement est inégalitaire et se joue beaucoup sur la communication du candidat (d’abord réseau pour obtenir une opportunité, puis capacité à se mettre en valeur sur un CV, à l’oral lors d’un entretien d’embauche) mais je crois que ces outils - la communication personnelle notamment - devrait être démocratisée et apportée au plus grand nombre pour avoir une meilleure égalité des chances. Je ne remets pas en question l’aspect systémique mais on parle aussi de plus en plus du collaborateur acteur de sa carrière, qui a ses limites mais a l’avantage de redonner le pouvoir. Comment faire pour concilier ces deux dimensions : individuelle et systémique ?
C : Il y a eu une évolution philosophique importante sur les 100 dernières années : on est passé d’un système où tu nais pauvre et tu meurs pauvre - “ce n’est pas ta faute et c’est comme ça”, à « quand on veut on peut ». On croit désormais à la méritocratie. C’est positif car ça apporte un sentiment de liberté et ça motive pour se dépasser mais le mauvais côté est qu’on culpabilise les uns et les autres sur des choses qui ne sont pas de notre ressort. C’est de fait lié à toi mais aussi beaucoup à ton milieu social et ton environnement.
On croit désormais à la méritocratie. C’est positif car ça apporte un sentiment de liberté et ça motive pour se dépasser mais le mauvais côté est qu’on culpabilise les uns et les autres sur des choses qui ne sont pas de notre ressort.
Je pense que oui clairement, les personnes sont plus acteurs de leur carrière : tu peux décider de jongler, tu as plus d’angles d’attaques entre LinkedIn, Shapr et les formations en ligne pour savoir se vendre. Par contre, est-ce que le fait d’être plus acteur change profondément la donne ? Je ne sais pas. Si le nombre de places à prendre est toujours le même et que tout le monde est meilleur, on a juste plus de concurrence. Par contre, si ce que tu développes est créateur de richesse, ça peut changer la taille du gâteau. Je ne suis juste pas sûre que le fait que tout le monde demain soit bon pour faire un CV soit intrinsèquement créateur de richesse. Par ailleurs, le système néo-libéral dans lequel on vit n’a pas vraiment intérêt à changer la taille du gâteau car il a besoin de travailleurs formatés.
M : Est-ce que tu vois une évolution côté dirigeants et côté startup ?
C : Seules 2% des boites dans la tech ont une femme CEO donc on part de loin dans certains secteurs. Je fais partie du Gallion Project et je voyais bien qu’il n’y avait pas beaucoup de femmes mais je ne me suis pas censurée parce que je n’ai pas été formatée. J’ai eu de la chance d’arriver à Harvard, je n’étais pas attendue, je ne viens pas d’un milieu aisé ou académique et donc j’ai un discours qui surprend parce que je n’ai pas les codes et ce n’est pas stratégique. Mais je pense aussi que ça touche les gens et qu’on recherche de plus en plus des leaders honnêtes qui n’ont pas travaillé 20 fois un message dans leur tête. Savoir demander de l’aide, dire « je ne suis pas sûre », c’est primordial. Je pense que les gens le ressentent quand il y a quelque chose de sincère. C’est aussi comme ça que je communique et même si il y a beaucoup de choses à changer je veux porter un message d’espoir sur la diversité.
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